Dans une lettre de lecteur au journal Le Courrier, parue en mai 2005, le physicien Pierre Lehmann dénonce les « utopies technologiques » censées répondre aux problèmes planétaires d’approvisionnement énergétique.
Le Monde diplomatique de janvier 2005 contient un intéressant article de Benjamin Dessus intitulé « L’alibi politique des utopies technologiques ». Il met en évidence que les décideurs politiques - en Suisse le Conseil fédéral - se laissent embobiner par les promoteurs de grands projets technologiques supposés résoudre tous nos problèmes d’approvisionnement en énergie en prenant la relève du pétrole, du gaz naturel et du nucléaire de fission (centrales nucléaires actuelles), tous condamnés à disparaître dans quelques décennies. Le nécessaire renoncement à ces énergies non renouvelables n’est pas dû seulement à l’épuisement prévisible des réserves, mais aussi, et à mon avis, surtout au fait que leur exploitation intensive telle que pratiquée aujourd’hui, ruine la biosphère et provoque des guerres. Ce renoncement est seulement une question de temps. Mais avec la frénésie de croissance économique actuelle, ce temps se raccourcit rapidement. Et après ?
C’est là qu’interviennent les utopies technologiques auxquelles les décideurs économiques et politiques se laissent prendre :
Toutes ces vues de l’esprit séduisent les pouvoirs en place parce qu’elles sont centralisées, dangereuses et très coûteuses. Elles exigent contrôles et surveillance voire plans d’urgence en cas d’accidents ce qui permet de mieux faire croire à la nécessité du pouvoir. Elles ont déjà englouti des sommes énormes et il y a fort à parier que cela va continuer.
Au début de mon activité de physicien nucléaire dans les années 1950, on pensait que la fusion nucléaire contrôlée serait disponible commercialement dans une vingtaine d’années. Dans les années 1980, on pensait qu’il faudrait encore cinquante ans et, aujourd’hui, on n’y croit plus guère, même chez les spécialistes. Cela n’a pas empêché les grands chefs de la Big Science de persuader le monde politique d’investir massivement dans un projet de fusion nucléaire contrôlée appelé ITER, projet que la France et le Japon se sont disputé férocement parce qu’il y a beaucoup de fonds publics à la clef.
Au lieu de gaspiller l’argent public dans ces illusions technologiques, il serait plus judicieux d’entreprendre dès maintenant le passage à l’efficacité énergétique et au tout renouvelable. Il s’agit certes là aussi d’un énorme chantier, mais il a l’avantage sur les utopies technologiques d’être réalisable. Les moyens pour y arriver sont connus et éprouvés. En s’y mettant dès maintenant, on a au moins une chance de le mener à terme avant que le système économique mondial ne s’écroule par manque d’énergie et que l’humanité ne suffoque du fait du changement climatique et d’autres atteintes à la santé de la biosphère provoquées par le développement.
Pierre Lehmann