association antinucléaire genevoise    logo
Accueil du siteJournalArticles par thèmesTchernobylInfos sur Tchernobyl
Dernière mise à jour :
lundi 22 janvier 2024
Statistiques éditoriales :
509 Articles
2 Brèves
1 Site Web
3 Auteurs

Statistiques des visites :
12226 aujourd'hui
1000 hier
4817842 depuis le début
   
Le Monde - Mardi 25 avril 2006
Publié le samedi 29 septembre 2007

Le Monde - Mardi 25 avril 2006 - par Svetlana Alexievitch

Ecrivain, auteur de La Supplication (Lattès, 1998), consacrée à Tchernobyl

Tchernobyl : notre passé ou notre avenir ?

Le 26 avril 1986, à 1 heure 23 minutes 58 secondes, une série d’explosions détruisait le réacteur n° 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Des aérosols et des gaz radioactifs étaient projetés dans l’atmosphère et se répandaient un peu partout dans le monde.

Juillet 1987. Un immeuble vide de quatre étages, déserté par ses habitants, mais dans lequel on trouve encore toutes leurs affaires, leurs meubles, leurs vêtements désormais inutilisables, parce que nous sommes à Tchernobyl. On estime, au plus haut niveau (au sein du Comité central du Parti), que le procès des responsables de l’accident doit se dérouler sur les lieux du crime. C’est donc dans la Maison de la culture de Tchernobyl que la cour s’est réunie. Sur le banc des accusés, six hommes : le directeur de la centrale, Viktor Brioukhanov, l’ingénieur en chef Nikolaï Fomine, son adjoint Anatoli Diatlov, le chef d’équipe Boris Rogojkine, le responsable du réacteur n° 4 Alexandre Kovalenko et l’inspecteur de la Commission nationale de contrôle de l’énergie atomique Iouri Laouchkine.

Dans la salle, très peu de public, hormis quelques journalistes. Il est vrai qu’il n’y a plus personne dans la ville, « fermée » pour « contrôle de la radioactivité ». De là à penser qu’on l’a choisie exprès pour le procès... Tous, bien sûr, souhaiteraient voir au banc des accusés des dizaines de fonctionnaires de haut vol, notamment moscovites. Tous estiment que la science devrait assumer ses responsabilités. Mais on a préféré faire trinquer les lampistes.

Le verdict. Viktor Brioukhanov, Nikolaï Fomine et Anatoli Diatlov écopent chacun de dix ans. Les autres ont des peines moins longues. Anatoli Diatlov et Iouri Laouchkine, fortement irradiés au moment de l’accident, mourront en détention. L’ingénieur en chef Nikolaï Fomine, lui, perdra la raison. Quant au directeur de la centrale, Viktor Brioukhanov, il purgera intégralement sa peine : dix ans, jour pour jour. L’ex-directeur vit aujourd’hui à Kiev, où il est simple employé d’une firme.

Vingt ans se sont écoulés depuis la catastrophe et, pourtant, la question essentielle reste pour moi : suis-je en train de témoigner du passé ou de l’avenir ? Je considère pour ma part Tchernobyl comme le début d’une nouvelle histoire. L’homme s’est trouvé placé devant la nécessité de revoir toutes ses représentations de lui-même et du monde.

L’action des particules radioactives éparpillées à travers la planète durera peut-être 50 ans, 100 ans, 200 000 ans ou plus. Une éternité, du point de vue de la vie humaine. Dès lors, que pouvons-nous y comprendre ? Comment serions-nous en mesure de trouver, de donner un sens à cette horreur dont nous ne savons à peu près rien ?

Un an après la catastrophe, quelqu’un m’a dit : « Tout le monde écrit sur ce thème. Vous, vous vivez ici et n’écrivez rien. Pourquoi ? » C’est que je ne savais pas comment aborder le sujet. Ma vie et moi participions directement de l’événement, nous ne faisions qu’un avec lui, il m’était impossible de prendre de la distance. Le nom de ce petit bout de terre perdu en Europe qu’est mon pays, et dont le monde n’avait auparavant quasiment jamais entendu parler, résonnait à présent dans toutes les langues. Mon pays était devenu ce laboratoire du diable nommé Tchernobyl, et nous autres, Biélorusses, étions le peuple de Tchernobyl. Où que j’aille, j’étais un objet de curiosité : « D’où êtes-vous ? Que se passe-t-il, là-bas ? »

Je pouvais, bien sûr, « bricoler » un de ces livres sur cette fameuse nuit, à la centrale ; sur la façon dont on a caché la catastrophe au monde et aux populations locales... Mais quelque chose m’en empêchait. Nous avions tous, brusquement, la sensation d’un mystère. Il planait sur nos conversations, sur le moindre de nos gestes, sur la terreur que nous éprouvions, sur tout. Que nous le formulions ou non, nous avions tous le sentiment de toucher du doigt l’inconnu. Tchernobyl est effectivement un mystère qui reste à sonder, un signe à décrypter, l’énigme, peut-être, du XXIe siècle, le grand défi de notre temps. Dès l’instant de la catastrophe, nous avions compris qu’outre les défis habituels - le communisme, les questions nationales et religieuses... -, dont nous avions déjà bien du mal à nous sortir, d’autres nous attendaient, plus terribles, plus globaux, qui nous demeuraient encore masqués. Avec Tchernobyl, toutefois, un coin du voile était levé...

Que de fois on m’a répété, en ces jours : « jamais je ne trouverai les mots pour exprimer ce que j’ai vu et vécu » ; « jamais je n’avais rien entendu de pareil » ; « jamais je n’avais lu cela dans aucun livre, jamais je ne l’avais vu dans aucun film ».

Entre le moment de la catastrophe et celui où l’on a commencé à raconter, on constate une pause, un moment de silence. Tous l’ont remarqué. Au sommet, des décisions étaient prises, des instructions secrètes étaient élaborées ; des hélicoptères tournaient dans le ciel, d’énormes quantités de matériels étaient charriées sur les routes. Mais, en bas, on était à l’affût des informations et on avait peur ; on se remémorait la guerre, on vivait de rumeurs en taisant l’essentiel : que s’était-il réellement passé ? Les mots appropriés aux nouveaux sentiments faisaient défaut, de même que les sentiments correspondant aux mots nouveaux. Bien qu’on fût encore incapable de l’exprimer, on était peu à peu contraint d’adopter un nouveau mode de pensée.

On manquait de faits tangibles, on aspirait à en trouver, à pénétrer le sens de ce qui nous arrivait. Je me disais que nous avions subi un choc, et c’était cela que je cherchais : l’homme ébranlé dans toutes ses certitudes. Des voix nous parvenaient parfois, comme dans un songe ou un délire, comme d’un monde parallèle. En dehors de Tchernobyl, parallèlement à Tchernobyl, tous se mettaient à philosopher, les églises se remplissaient de croyants et de gens qui, la veille encore, semblaient des athées convaincus. On cherchait des réponses que ne pouvaient donner ni la physique ni les mathématiques. Un « ailleurs » s’était entrouvert et nul n’était assez fou pour continuer à s’en remettre à la « Bible du matérialisme ». L’infini nous avait sauté à la figure. Philosophes et écrivains restaient muets, poussés hors du sillon familier de la culture et de la tradition.

Le plus intéressant, les premiers jours, était de bavarder, non pas avec des scientifiques, des fonctionnaires ou de hauts gradés de l’armée, mais avec de vieux paysans. Eux qui avaient toujours vécu sans Tolstoï et Dostoïevski, sans Internet, avaient néanmoins intégré, Dieu sait comment, la nouvelle image du monde, sans pour autant que leur raison vacille. Nous nous serions sans doute bien mieux arrangés d’une situation de guerre nucléaire du type Hiroshima, à laquelle, d’ailleurs, nous nous préparions constamment. Mais la catastrophe s’était produite sur un site civil, en d’autres termes dans une de ces centrales soviétiques qui étaient, comme on nous l’enseignait et comme nous le croyions, les plus sûres du monde, tellement sûres qu’on aurait pu en construire une sur la place Rouge. Le nucléaire militaire, c’était Hiroshima et Nagasaki ; le nucléaire civil, c’était l’électricité dans toutes les maisons. Personne n’avait imaginé un seul instant que les deux étaient jumeaux, complices. Depuis, nous avons mis du plomb dans notre cervelle, et le monde entier avec nous. Mais cela n’a pu se faire qu’après Tchernobyl.

Tout ce qui a trait à la peur et l’horreur est lié, la plupart du temps, à la guerre. Le goulag stalinien et Auschwitz ne sont que les plus récentes inventions du Mal, mais l’histoire a toujours été celle des guerres et des chefs militaires. D’où la confusion entre les notions de guerre et de catastrophe. Tchernobyl présente, en apparence, tous les signes de la guerre : une foule de soldats, l’évacuation, les maisons abandonnées à la hâte. Le cours normal de la vie est rompu. De son côté, la presse, sur Tchernobyl, use d’un lexique presque exclusivement militaire : il n’est question que d’atomes, d’explosions, de héros... Il est d’autant plus difficile d’admettre que notre histoire a changé, que nous sommes passés à l’histoire des catastrophes... Les hommes évitent d’y songer, c’est la première fois qu’ils y sont confrontés, et il leur semble plus simple de se retrancher derrière le passé. Les monuments eux-mêmes, érigés à la mémoire des héros de Tchernobyl, ont quelque chose de guerrier... La question reste donc inchangée : que s’est-il réellement passé ?

Mon premier voyage dans la zone...

Les jardins sont en fleurs, une herbe toute neuve brille, pimpante, au soleil. Les oiseaux chantent. Un monde tellement familier ! Ma première pensée : tout est normal, tout est comme avant. Formes, odeurs, couleurs, rien n’a changé, et nul n’y pourra rien changer. Cependant, dès le premier jour, on m’explique : mieux vaut éviter de cueillir des fleurs, de s’asseoir dans l’herbe, de boire de l’eau de source. Au soir, je regarde les bergers qui mènent leurs troupeaux fatigués s’abreuver à la rivière : les vaches s’approchent de l’eau et font aussitôt marche arrière. On me raconte que les chats ne mangent plus les souris mortes, pourtant en abondance dans les champs et les cours de fermes. La mort est partout tapie, mais c’est une autre mort, elle porte d’autres masques, d’autres oripeaux. Les hommes ont été pris par surprise, ils n’étaient pas biologiquement préparés, leur corps, fait pour voir, entendre, toucher, est inadapté. Leurs yeux, leurs oreilles, leurs doigts ne sont d’aucun secours : les radiations sont invisibles, elles n’émettent ni son ni odeur, sont impalpables.

Nous devons affronter des ennemis nouveaux : l’herbe fauchée tue, de même que le poisson de la pêche ou le gibier de la chasse. Les pommes tuent. Le monde environnant, naguère malléable et bienveillant, inspire à présent la crainte. Au moment de l’évacuation - les gens ignoraient alors qu’elle serait définitive -, les personnes âgées regardaient le ciel. Le soleil brille. Il n’y a ni gaz ni fumées. Pas de tirs. Ça n’a rien d’une guerre. Et pourtant nous voici transformés en réfugiés... Comment comprendre où nous en sommes ? Comment saisir ce qui nous arrive, là, maintenant ? Il n’est personne pour nous renseigner.

J’ai vu de mes yeux l’homme « anté-Tchernobyl » se transformer en « homme de Tchernobyl ». Et j’en ai vu beaucoup, de ces hommes, cela m’a donné à penser. On m’a rapporté que le comportement des pompiers qui avaient tenté, la première nuit, d’éteindre l’incendie de la centrale, et, par la suite, celui des « liquidateurs » avait quelque chose de suicidaire. Un genre de suicide collectif. Ils opéraient le plus souvent sans équipement spécial, ils allaient sans ciller là où les robots eux-mêmes « rendaient l’âme » ; on leur cachait la vérité sur le degré de radiations auquel ils avaient été soumis, et ils l’acceptaient, trouvant encore le moyen de se réjouir des médailles et autres diplômes d’honneur que les autorités leur remettaient tandis qu’ils agonisaient... Nombre d’entre eux sont morts avant d’être décorés.

Ces hommes-là sont-ils des héros ou des suicidés ? Des victimes de l’idéologie et de l’éducation soviétiques ? Avec le temps, on finit par oublier qu’ils ont sauvé leur pays et l’Europe. Imaginons simplement que les trois autres réacteurs aient explosé à leur tour... La réponse tombe sous le sens : ces hommes-là sont des héros. Les héros de la nouvelle histoire. J’ai compris que, sciemment, ils avaient transformé à notre intention leurs souffrances en savoir. Un peu comme s’ils nous avaient dit : voyez ce que vous pouvez en tirer, vous trouverez bien à l’employer. Les héros de Tchernobyl ont leur monument : le sarcophage qu’ils ont fabriqué de leurs mains pour emprisonner le feu nucléaire. La pyramide du XXe siècle.

Tchernobyl, on voudrait l’oublier, car la conscience humaine a capitulé devant cette catastrophe. Tchernobyl est devenu le cataclysme de la conscience. Tout l’univers de nos valeurs et de nos représentations a explosé.

Le même bouleversement affecte nos sentiments. Il est fréquent, aujourd’hui, en place des habituelles paroles de réconfort, d’entendre un médecin déclarer à une femme dont le mari est mourant : « Interdiction de l’approcher ! Interdiction de l’embrasser, de le caresser ! » La femme ne se trouve plus devant un être aimé, mais devant un « objectif de décontamination ». Shakespeare lui-même y perdrait son latin, pour ne rien dire de Dante. La question qui se pose est alors : s’approcher ou ne pas s’approcher ? Embrasser ou ne pas embrasser ? Comment faire, quand il faut choisir entre l’amour et la mort ? Et qui oserait jeter la pierre à ces femmes et mères qui ont refusé de veiller leurs maris et leurs fils agonisants ? De veiller des « objectifs de décontamination » ?

Ce qui m’a le plus frappée à Tchernobyl, c’est la vie « après » : les choses, les paysages sans présence humaine. Les routes, les fils électriques qui ne mènent à rien. Une pommeraie envahie par de jeunes bouleaux. Un cerf courant dans une herbe aussi haute que lui. Rien qui rappelle l’homme, sinon des lits métalliques posés sur les fondations de maisons paysannes en ruines, des poêles noircis, ressemblant plus à de monstrueux nids d’oiseaux qu’à des foyers humains. Alors, on se demande malgré soi : c’est quoi ? Le passé ou l’avenir de l’humanité ?

Traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard

L’intégralité du texte est parue le 21 avril dans Russkaïa Mysl (La pensée russe)